Le 12 août dernier, Sita sings the Blues sortait en France sur douze copies. Alors qu'il avait remporté l'année précédente le grand prix du festival du film d'animation d'Annecy, le Cristal (premier prix, partagé en l'occurrence avec Des Idiots et des Anges de Bill Plympton), il est passé largement inaperçu.
Comédie musicale d'une originalité folle où la culture de Brooklyn vient percuter la légende du Râmâyana et les chansons de Annette Hanshaw, une des premières jazz singers américaine, Sita sings the Blues est un bijou graphique, et un délice auditif. La réalisatrice, Nina Paley, met ici en regard sa propre histoire de New-yorkaise, plantée par son compagnon alors que celui-ci était en voyage en Inde, avec celle de Sita, l'épouse de Rama, délaissée par celui-ci après avoir été enlevée par le démon Ravana. La première est traîtée avec un graphisme primitif de cartooniste de journaux, la seconde dans une esthétique pop onirique, rythmée par les merveilleuses chansons de Annette Hanshaw. Sur un ton de comédie, une troisième trame met en scène un trio d'Indiens d'aujourd'hui, mais représentés par des marionnettes du théâtre d'ombres traditionnel, qui confrontent les souvenirs qu'ils ont chacun de cette légende, et les rattachent à tout un tas de références contemporaines qui explosent à l'écran dans des collage foutraques.
C'est un film à voir et l'on peut regretter qu'il ne l'ait pas plus été en France. Sa date de programmation n'aidait pas. Son histoire, très particulière, non plus. Autoproduit, réalisé entièrement par la cinéaste sur son ordinateur, il est distribué sous une licence libre, c'est-à -dire gratuitement, et en permettant à quiconque le souhaite de le copier et de le modifier. Il constitue, en somme, une véritable provocation vis à vis du système du droit d'auteur français et international. La réalisatrice s'est en outre explicitement prononcée contre l'usage du système DRM (digital restriction management) pour son film.
Invitée au forum londonnien Power to the Pixel, elle s'est expliquée sur son choix lors d'une brève intervention, qu'elle a complétée ensuite au cours d'une interview en tête à tête. "Les gens veulent posséder des "0" et des "1" ce qui n'a pas de sens, a-t-elle dit pour introduire sa présentation. La meilleure offre que m'ait faite un distributeur pour Sita sings the Blues était de 20 000 dollars, et selon les termes de son contrat, le film aurait été vu par un nombre très restreint de spectateurs. Aujourd'hui, mon film a été vu par beaucoup plus de gens que je n'aurais pu le rêver, et j'ai déjà récupéré plus que cette somme en donations directes : que ce soit grâce aux t-shirts et aux éditions collector de dvd que je vends sur mon site, ou par des spectateurs, ou des diffuseurs, qui me font une donation".
Visible gratuitement sur Internet, notamment sur le site archive.org (CB: en anglais beurk!!!), Sita sings the Blues est projeté en salles sur des copies 35 mm. Le film a voyagé dans plus de 200 festivals, ce que peu de films ont la chance de faire, souvent empêchés par les distributeurs eux-mêmes. Il a remporté 35 prix. Le 17 octobre dernier, il était montré au Moma, à New York, dans le cadre d'une programmation destinée au public "familial".
Nina Paley se définit aujourd'hui comme une militante du copyleft. Elle ne l'a pas toujours été. L'origine de son engagement est liée aux droits des chansons d'Annette Hanshaw, dont elle était persuadée, en faisant son film toute seule devant son ordinateur, en autoproduction totale, qu'ils étaient tombés dans le domaine public. Les chansons dataient d'une période allant de la fin des années 1920 au début des années 1930. Mais une jurisprudence rétroactive du Congrès américain, qu'elle a découvert à ses dépens, et une fois son film terminé, en a décidé autrement. Seuls les titres antérieurs à 1923 font partie du domaine public. Les chansons de Hanshaw elles en sont donc exclues. Comble de l'absurdité : sa voix est gratuite. Ce sont ses paroles qui ne le sont pas.
Le film s'est retrouvé bloqué, et la cinéaste s'est débrouillée pour payer les 70 000 dollars qu'elle devait au titre de cette affaire. Mais cela a modifié son point de vue sur le copyright : "Jusque-là , je pensais que le copyright était une bonne chose, que cette législation me protégeait. Lorsque j'ai compris ce qu'elle faisait à ces chansons, qu'elle empêchait en somme qu'elles soient entendues, j'ai commencé à chercher des alternatives. J'ai ensuite rencontré des tas de cinéastes qui me disaient qu'ils n'attendaient qu'une chose : que leurs films soient piratés pour que les gens les voient. C'est bien simple, plus les gens partagent votre film gratuitement, plus ils viennent le voir au cinéma. Ils vont au cinéma parce qu'ils ont envie d'aller au cinéma, de sortir à plusieurs, d'aller voir un film sur grand écran. Le fait qu'ils aient déjà vu le film sur Internet n'empêche pas cela, c'est plutôt le contraire".
Le problème, tel qu'elle l'analyse, dans le milieu du cinéma, n'est pas lié au fait que les distributeurs seraient des sortes de vampires ligués contre les auteurs, mais plutôt que le secteur, du moins dans sa frange dite indépendante, est dans une impasse économique totale : "le problème c'est qu'avec un petit distributeur, vous n'avez aucune chance de vous faire connaître".
Concrètement, le mode de distribution que défent Nina Paley pose des problèmes. Une chaîne de télévision qui s'intéressait au film, dit-elle, lui dit qu'il lui faut les droits de distribution exclusifs. "Mais montrez-le, point barre! Aucune autre chaîne ne le fait, et il ne vous coûte rien!". Quant au distributeur français Eurozoom, qui a accepté ses conditions, en lui proposant en échange un pourcentage des recettes, il lui aurait demandé de ne pas s'exprimer, au moment de la sortie du film, sur son combat pour le "copyleft".